17.6.08

Du haut désert

Il fait froid. Un froid mordant qui enfonce ses crocs dans les bouts de chair que les rares hommes et femmes venus là laissent paraître. Fin octobre, les feuilles recouvrent le pavé et l’hiver s’en vient, silencieux, se glisser sous les vêtements, cicatriser les visages. Ce soir, devant cinq ou six personnes seulement, c’est son dernier spectacle. Dernière fois qu’il peut offrir tout ce qu’il sait faire de mieux : leur rendre un sourire qui, l’espère-t-il, les aidera à passer à travers cette saison, incolore, qui élime les traits, une fois derrière les fenêtres calfeutrées. Tout l’été, il se sera élevé au-dessus de la foule, sous les yeux ébahis des enfants et les applaudissements des parents, mais dès que la musique cessera, dans quelques minutes, Pablo redeviendra Paul Blouin, anonyme personnage du quotidien.

De l’autre côté du fleuve, il voit déjà la misère, subtile, comme une poudre osseuse, se dessiner sur les têtes des riches et des pauvres, mais il se garde bien de leur en dire un mot. C’est là son privilège, son secret à lui et, de toute façon, il n’est pas payé pour annoncer de mauvaises nouvelles. Au contraire, il est là chaque soir pour les divertir, pour leur faire oublier les maux et leur vendre des morceaux de rêves, des morceaux de ville. Ville qui redeviendra déserte aussitôt ses échasses, son chapeau et ses tubes de maquillage rangés dans le coin d’un salon faiblement éclairé.

..

Le vent frappe sa fenêtre, une faible plainte s’immisce par le jour et se meurt aussitôt. On dirait le son d’une bouilloire qui siffle dans la nuit, on dirait qu’elle s’y est habituée depuis. Depuis trois ans, elle habite un minuscule appartement du quatrième étage d’un building décrépit surévalué où elle n’a d’espace que pour y mettre un canapé, une table, une chaise berçante près de la fenêtre, d’où elle regarde avec une paire de jumelles, en plongée, chaque soir le même homme. Le même homme, sur ses échasses, qu’elle a dû voir des centaines de fois et pourtant, elle ne s’en lasse jamais. Elle connaît son numéro par cœur, peut prévoir telle ou telle manœuvre, tel faux-pas, tellement qu’elle pourrait l’accompagner sans se tromper. Dans un instant, il fera dos aux spectateurs, comme il le fait d’habitude – il lève d’abord la jambe droite et pivote sur lui-même, toujours du même côté. Puis il retirera son chapeau, en extirpera un cœur en papier de soie qu’il offrira à une femme. Immanquablement, elle lui fera un sourire quelque peu timide avant de le ranger dans son sac à main. Chaque soir, elle s’imagine être cette femme, celle qui le reçoit, mais jamais elle n’a osé s’approcher de lui. Elle rêve de voir ses traits, enfin, son visage, sentir sa voix la bercer doucement; mais si elle était déçue par ses attentes, non, jamais elle ne s’en remettrait. Ce soir, elle sait qu’elle ne le reverra plus avant quelques mois et, forte d’un courage soudain, d’une bouteille de vin rouge presque terminée, elle s’est convaincue d’aller lui parler. Enfin, soupire-t-elle.

Sur la pointe des pieds, empoignant la rampe fermement, elle descend l’escalier. Le spectacle se terminera, selon ses calculs, d’ici trois minutes. Tout juste le temps de voir la finale où l’homme descend de ses échasses et soufflant dans sa main, des centaines de bouts de papiers multicolores s’envolent. Depuis trop longtemps déjà, elle se répète en boucle les mots qu’elle lui dira, le ton qu’elle devrait employer, les gestes qu’il lui faudra éviter, les sourires discrets et charmeurs, le regard placide, détaché, bref, son numéro qu’elle a dû répéter des centaines de fois sans se tromper, et rien que de penser au moment où elle sera près de lui… étourdie elle ouvre la porte qui donne sur l’extérieur prend une grande respiration il fait froid. Un froid qui lui arrache une larme.

La femme ajuste son par-dessus et se dirige vers l’homme aux échasses. Arrivée près des spectateurs, nerveuse, elle le voit descendre et les remercier chacun d’être venu pour son dernier spectacle de la saison. Il souffle dans sa main et des centaines de colombes s’envolent, comme prévu, dans la nuit. Même les rares passants, au loin, s’arrêtent devant tant de splendeur. Elle a peine à retenir ses larmes. Le spectacle se termine lorsque ces mêmes bouts de papiers retombent au sol et s’emmêlent aux feuilles que l’automne a laissées derrière lui. C’est alors qu’il s’approche d’elle, en retrait, et lui souffle à l’oreille : « Tu t’es enfin décidé à venir ». Sous le choc, elle ne répond rien. « Oui, enfin », voudrait-elle dire, mais elle en est incapable. Il lui glisse alors un morceau de papier chiffonné dans la main. Le contact de leurs peaux l’envoûte et l’empêche de détourner le regard. L’homme la salue en inclinant la tête et rejoint les spectateurs qui le félicitent tous. Pendant quelques secondes, elle demeure sur place sans bouger puis, soudain, réalisant ce qui vient de se produire, elle monte rapidement s’enfermer tellement elle a honte d’elle. « Si seulement », se répète t-elle à voix haute, « si seulement ». Sur sa table, elle dépose le papier, regarde par la fenêtre, l’homme est toujours au centre de la place publique, rangeant ses échasses dans un sac. « Si seulement ». Il lève les yeux vers elle, sourit, et les derniers spectateurs s’éloignent. Elle ferme les yeux, longtemps, avant que l’hiver ne les chasse tous de là et elle s’endort. Après tout, elle aura amplement le temps de lire le bout de papier sur la table. L’hiver sera si long cette année. Long et froid. À se répéter les mêmes mots. Seulement.

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