10.6.08

L'esquisse d'un écueil.

Écrire un roman est une grave erreur. Tourner un film, aussi. Composer une chanson, faire de la photo, peindre une toile. Se laisser mourir, en silence, et faire des enfants.
Des erreurs.
Répétées.
Au tournant d’une rue, vous croisez un homme dans un manteau de pluie. Il porte une casquette enfoncée sur la tête et s’appuie sur une canne en claudiquant maladroitement. Vous ne voyez pas ses yeux, et pourtant, vous chercher son regard dans cette pénombre. Il vous intrigue. Vous y repensez toute la journée.
De moins en moins.
Il devient alors un vague souvenir, un personnage de livre que vous n’écrirez jamais.
La même chose se produit le lendemain, sous un soleil radieux d’automne; une femme vient d’accoucher et dans le quartier tous les voisins sont réunis dans le stationnement pour la voir défiler, avec le poupon dans le carrosse, le ventre flasque, des cernes sous les yeux, mais un sourire affiché, permanent, comme un trait de crayon-feutre sur une toile qui ne sera jamais rien de plus qu’une ébauche.
Tous des souvenirs avec lesquels il faut se battre chaque jour pour ne pas qu’ils s’enfouissent quelque part.
Les souvenirs tuent la mémoire.
À petit feu.
Une corde vibre à l’intérieur d’un piano quand on appuie sur une touche, l’air en est rempli quelques secondes puis, peu à peu se dissipe l’écho de cette note. Et des mots, tous plus longs les uns que les autres, ordonnés en des phrases à tournure poétique, couchés sur une feuille lignée, ne deviennent rapidement qu’un bout de papier assombri.
Je m’arrête et me relis.
J’oublie.
Je chiffonne la feuille et la lance dans la corbeille à côté du lit. Les ombres viennent à peine de disparaître, à l’extérieur; ne reste plus que les réverbères, alignés comme des bougies, pour me rappeler que la nuit n’est pas aussi sombre que j’aime le croire. Le ciel est vide, nulle étoile n’osant s’y aventurer de peur d’être la seule à scintiller. Même la lune déserte derrière les nuages gris.
Demain.
Demain, il pleuvra.
Les traces du passé seront noyées et le soleil se postera bien haut.
Routine des lendemains.
La mine de mon crayon vient de se briser à nouveau. Je l’aiguise, l’observe, pointue comme une flèche prête à être décochée, souffle doucement sur le plomb qui, à peine visible, vol dans l’air vicié de cette chambre et tombe sur le plancher. S’infiltre dans le tapis où des milliers de souliers ont laissé leurs empreintes avant moi. Je tire une nouvelle feuille de mon cartable et j’écris.
N’importe quoi, n’importe comment.
Je ne sais pas.
Et je m’ennuie.
Dehors, tout est calme à cette heure. Les gens, les voitures, les cris, qui durant la journée emplissent mes oreilles, se taisent au profit du souffle strident du vent qui se fracasse contre la fenêtre de la chambre huit de cet hôtel, cinquante-deux vingt-cinq chemin de la Côte-des-Neiges. La nuit se meurt et, sous une lampe de chevet qui menace de s’éteindre à tout moment, j’ai envie de pleurer.
De mourir.
À mon tour.
Comme des milliers d’enfants qui, chaque jour, ne connaissent qu’un léger souffle de vie. J’arrête tout, éteint ma cigarette et vais me coucher dans ces draps qui ne sentent rien, mais qui sont là, bien propres pourtant. Je m’écrase sur le matelas aux ressorts qui grincent sous le poids des corps qui s’étendent en silence.
Je m’endors.

..

Je pense à toi.
Depuis une heure, le cadran sonne.
Tu te sens trop lâche pour l’éteindre alors tu laisses la musique envahir la chambre. Tu t’enfouis la tête sous les couvertures parce que je ne suis pas là pour l’éteindre. Au bout d’une heure, tu te décides à te lever.
Tu me cherches du regard, ta main caresse le côté gauche du lit, je n’y suis pas.
Tu mets en marche la cafetière et pose le pied sur le balcon pour prendre le journal. À gauche, à droite, en haut, en bas, tes yeux vont à ma recherche.
Tu refermes la porte et t’assieds à la table de la cuisine. En épluchant l’actualité et tous ces tristes délits, tu sirotes ton café sans sucre, sans amertume, sans goût. Le prends-tu toujours aussi faible depuis que je ne suis plus là pour le préparer ?
Tu sautes ensuite sous la douche, règle la température de l’eau le plus chaud possible, étends les bras pour t’étirer. Tu sais que je préfère une douche bien froide, il n’y a rien de tel pour se réveiller. Tu en profites.
Tu t’emmitoufles dans une grande serviette de plage, ramasse tes cheveux en un chignon et de la main, tu essuies le miroir embué.
Ton reflet, plus triste que jamais, n’est qu’une balafre sur ton iris depuis que je ne suis plus là pour te dire que tu es la plus belle au monde.

..

Vers huit heures, je me réveille. On frappe timidement à la porte. Je ramasse mon pantalon sur le sol, l’enfile sans prendre le temps de le boutonner et j’ouvre. C’est la femme de chambre qui, d’un air agacé, semble me demander de quitter. Je lui fais signe d’entrer, que je n’en ai que pour quelques secondes. Elle regarde sa montre et attend dans l’embrasure pendant que je ramasse quelques feuilles, un stylo, un peu d’argent, pendant que je me brosse les dents, enfile un chandail de laine troué et un chapeau – celui que tu m’avais offert l’an dernier à Noël, enveloppé dans du papier bleu émeraude. Je descends au rez-de-chaussée, m’installe à la table près de la fenêtre, la même table où, chaque matin, les conversations ne sont qu’échos de murmures.
J’attends que le serveur m’apporte mon café, noir, sans même que j’aie à le lui demander. J’en prends une gorgée du bout des lèvres et commence à écrire. Tout comme la veille et l’avant-veille et les jours auparavant, les mots se perdent, sans sens, sur la feuille. Je les rature, griffonne dans la marge, raye les bouts de phrases, jette le papier par terre, réfléchi, le ramasse, relis. Pendant que je mange, je fixe la boule de papier chiffonnée sur le coin de la table. Et je pense à toi. À mon retour. Je pense à l’enfant que nous voulions. Je pense. De mon portefeuille, je tire ta photo, la fixe longuement sans cligner, la dépose sur la table. Des égratignures sur l’émulsion.

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