1.6.08

De l'autre côté.

Assis sur un banc de parc où durant la journée de vieilles femmes viennent s’installer toujours à la même heure pour nourrir les pigeons, je tâtais le fond de ma poche. Les quelques billets qui s’y trouvaient un peu plus tôt n’y étaient plus. Partis, disparus sans trop savoir ce que j’en avais fait.
Encore une fois, je devrais rentrer à pied, seul, en évitant de m’attarder dans les rues à cette heure. La nuit pourrait m’avaler.
Embourbée dans le flot de véhicules, la rue Saint-Denis – comme chaque année d’ailleurs en cette période de canicule – se transforme en un véritable tapis turc. Des milliers de touristes, de banlieusards, d’hommes, de femmes venus observer, pour le simple plaisir d’être sur place, échouent ça et là aux abords des scènes érigées au milieu des passants. L’espace d’une soirée, qui s’étire jusqu’à la fin du mois d’août, le silence anonyme de la ville n’existe plus. Et je m’y perds.
Que ce soit les coups de klaxons, les sirènes de pompiers ou encore les gyrophares qui donnent à la nuit cette teinte rougeâtre, Montréal prend, au tournant de la pénombre, des allures de champ de bataille. Des gens se tiraillent, se bousculent – afin de s’approcher encore plus près de ces musiciens noirs aux doigts boudinés qui enchaînent les notes – simplement pour sentir la musique les envahir. Pour se laisser bercer sur des airs rythmés.

..

Le parc était désert. Seuls quelques pigeons se battaient et picoraient les graines laissées là par les vieilles femmes durant la journée. Ils repartaient au bout de quelques minutes, rassasiés, puis ils revenaient et me fixaient, me suppliaient de leurs yeux perçants.
À cet instant précis, je me souviens. Je me souviens ce que je me suis dit, en les voyant ces deux-là de l’autre côté de la rue. D’où j’étais, je ne pouvais pas discerner leurs visages. Seulement le contour de leurs deux corps, dessinés par un réverbère affaibli sur le ciment taché. Ils s’étreignaient jusqu’à s’effriter.
Derrière eux, un autobus. En lettres bleues sur fond blanc, le nom de la compagnie de transport.
J’imaginais très bien la scène : l’homme devait partir en voyages d’affaires, laissant derrière lui sa femme qui occuperait ses temps libres à attendre son premier coup de fil. Il lui dirait qu’il va bien, qu’il a fait bonne route, qu’il a un peu mal au dos – ainsi que tous ses membres inférieurs – parce qu’il s’est malheureusement assis derrière un homme qui mesurait six pieds et qui avait reculé son siège au maximum, ne lui laissant, par le fait même, aucun espace pour se dégourdir les jambes. Il demanderait ensuite à sa femme de lui raconter sa journée dans les moindres détails.
Pendant ce temps, dans la salle de bains à la peinture défraîchie, une femme se prélasserait sous la douche. Une femme du même âge qu’elle, aux seins refaits, au regard pétillant de celle qui a bu une bouteille de vin à elle seule. Une femme à la silhouette discrète sous son tailleur sobre, mais qui, une fois nue, laisse entrevoir des courbes sveltes et des hanches d’une harmonie accablante.
L’homme n’écouterait pas sa femme lui dire à quel point elle l’aime, à quel point elle s’ennuie déjà. Trop. Qu’elle a déjà hâte qu’il rentre à la maison et qu’il lui fasse l’amour, en silence, avec force brute, mais tendresse.
Non, il ne l’écouterait pas, plus préoccupé par le bruissement de l’eau sur le carrelage, que par ce que celle qu’il a épousée, il y a maintenant trois ans, lui dirait. Il raccrocherait le combiné, enlèverait ses vêtements, fermerait les yeux, prendrait une grande respiration, et se mouillerait à son tour.

..

Je regardais l’homme embrasser sa femme une dernière fois avant qu’il monte dans l’autobus. Pauvre d’eux pensai-je, l’amour est une corde au cou.
C’est ce que je me suis dit, à cet instant précis, en les voyant ces deux-là de l’autre côté de la rue.
Assis sur un banc de parc où durant la journée de vieilles femmes viennent s’installer toujours à la même heure pour nourrir les pigeons, je tâtais le fond de ma poche. Les quelques billets qui s’y trouvaient un peu plus tôt n’y étaient plus. Partis, disparus sans trop savoir ce que j’en avais fait. Je regardai ma montre. Tic, tac. Tic, tac. Je me levai, attachai mon lacet qui s’était défait, et je me suis mis en marche d’un pas rythmé. Un homme entra dans un taxi après qu’une femme en soit débarquée. Dans le coffre, elle prit son sac, qu’elle balança sur son dos. La voiture se perdit dans les lumières de la ville.

1 commentaire:

Daniel Rondeau a dit…

Rebienvenue, cher!