27.6.08

Lendemain de veille (deux de ... trois, pour l'instant)


Voilà donc la deuxième partie de cette bande dessinée ou de ce roman-photo nouveau genre. Pour l'instant, il y en a trois en tout, peut-être que ça en restera ainsi, qui sait. Je me suis néanmoins bien amusé avec ce petit projet. Moi qui n'a jamais été bon en dessin, c'est fou ce que la technologie peut faire...

À suivre.

23.6.08

Lendemain de veille




Chose promise, chose faite. Avec un léger délai, bien entendu. Alors voici la première planche de quelque chose qui pourrait éventuellement ressembler à quelque chose. Les prochaines suivront d'ici peu. Avec un léger délai, bien entendu.




17.6.08

Du haut désert

Il fait froid. Un froid mordant qui enfonce ses crocs dans les bouts de chair que les rares hommes et femmes venus là laissent paraître. Fin octobre, les feuilles recouvrent le pavé et l’hiver s’en vient, silencieux, se glisser sous les vêtements, cicatriser les visages. Ce soir, devant cinq ou six personnes seulement, c’est son dernier spectacle. Dernière fois qu’il peut offrir tout ce qu’il sait faire de mieux : leur rendre un sourire qui, l’espère-t-il, les aidera à passer à travers cette saison, incolore, qui élime les traits, une fois derrière les fenêtres calfeutrées. Tout l’été, il se sera élevé au-dessus de la foule, sous les yeux ébahis des enfants et les applaudissements des parents, mais dès que la musique cessera, dans quelques minutes, Pablo redeviendra Paul Blouin, anonyme personnage du quotidien.

De l’autre côté du fleuve, il voit déjà la misère, subtile, comme une poudre osseuse, se dessiner sur les têtes des riches et des pauvres, mais il se garde bien de leur en dire un mot. C’est là son privilège, son secret à lui et, de toute façon, il n’est pas payé pour annoncer de mauvaises nouvelles. Au contraire, il est là chaque soir pour les divertir, pour leur faire oublier les maux et leur vendre des morceaux de rêves, des morceaux de ville. Ville qui redeviendra déserte aussitôt ses échasses, son chapeau et ses tubes de maquillage rangés dans le coin d’un salon faiblement éclairé.

..

Le vent frappe sa fenêtre, une faible plainte s’immisce par le jour et se meurt aussitôt. On dirait le son d’une bouilloire qui siffle dans la nuit, on dirait qu’elle s’y est habituée depuis. Depuis trois ans, elle habite un minuscule appartement du quatrième étage d’un building décrépit surévalué où elle n’a d’espace que pour y mettre un canapé, une table, une chaise berçante près de la fenêtre, d’où elle regarde avec une paire de jumelles, en plongée, chaque soir le même homme. Le même homme, sur ses échasses, qu’elle a dû voir des centaines de fois et pourtant, elle ne s’en lasse jamais. Elle connaît son numéro par cœur, peut prévoir telle ou telle manœuvre, tel faux-pas, tellement qu’elle pourrait l’accompagner sans se tromper. Dans un instant, il fera dos aux spectateurs, comme il le fait d’habitude – il lève d’abord la jambe droite et pivote sur lui-même, toujours du même côté. Puis il retirera son chapeau, en extirpera un cœur en papier de soie qu’il offrira à une femme. Immanquablement, elle lui fera un sourire quelque peu timide avant de le ranger dans son sac à main. Chaque soir, elle s’imagine être cette femme, celle qui le reçoit, mais jamais elle n’a osé s’approcher de lui. Elle rêve de voir ses traits, enfin, son visage, sentir sa voix la bercer doucement; mais si elle était déçue par ses attentes, non, jamais elle ne s’en remettrait. Ce soir, elle sait qu’elle ne le reverra plus avant quelques mois et, forte d’un courage soudain, d’une bouteille de vin rouge presque terminée, elle s’est convaincue d’aller lui parler. Enfin, soupire-t-elle.

Sur la pointe des pieds, empoignant la rampe fermement, elle descend l’escalier. Le spectacle se terminera, selon ses calculs, d’ici trois minutes. Tout juste le temps de voir la finale où l’homme descend de ses échasses et soufflant dans sa main, des centaines de bouts de papiers multicolores s’envolent. Depuis trop longtemps déjà, elle se répète en boucle les mots qu’elle lui dira, le ton qu’elle devrait employer, les gestes qu’il lui faudra éviter, les sourires discrets et charmeurs, le regard placide, détaché, bref, son numéro qu’elle a dû répéter des centaines de fois sans se tromper, et rien que de penser au moment où elle sera près de lui… étourdie elle ouvre la porte qui donne sur l’extérieur prend une grande respiration il fait froid. Un froid qui lui arrache une larme.

La femme ajuste son par-dessus et se dirige vers l’homme aux échasses. Arrivée près des spectateurs, nerveuse, elle le voit descendre et les remercier chacun d’être venu pour son dernier spectacle de la saison. Il souffle dans sa main et des centaines de colombes s’envolent, comme prévu, dans la nuit. Même les rares passants, au loin, s’arrêtent devant tant de splendeur. Elle a peine à retenir ses larmes. Le spectacle se termine lorsque ces mêmes bouts de papiers retombent au sol et s’emmêlent aux feuilles que l’automne a laissées derrière lui. C’est alors qu’il s’approche d’elle, en retrait, et lui souffle à l’oreille : « Tu t’es enfin décidé à venir ». Sous le choc, elle ne répond rien. « Oui, enfin », voudrait-elle dire, mais elle en est incapable. Il lui glisse alors un morceau de papier chiffonné dans la main. Le contact de leurs peaux l’envoûte et l’empêche de détourner le regard. L’homme la salue en inclinant la tête et rejoint les spectateurs qui le félicitent tous. Pendant quelques secondes, elle demeure sur place sans bouger puis, soudain, réalisant ce qui vient de se produire, elle monte rapidement s’enfermer tellement elle a honte d’elle. « Si seulement », se répète t-elle à voix haute, « si seulement ». Sur sa table, elle dépose le papier, regarde par la fenêtre, l’homme est toujours au centre de la place publique, rangeant ses échasses dans un sac. « Si seulement ». Il lève les yeux vers elle, sourit, et les derniers spectateurs s’éloignent. Elle ferme les yeux, longtemps, avant que l’hiver ne les chasse tous de là et elle s’endort. Après tout, elle aura amplement le temps de lire le bout de papier sur la table. L’hiver sera si long cette année. Long et froid. À se répéter les mêmes mots. Seulement.

10.6.08

L'esquisse d'un écueil.

Écrire un roman est une grave erreur. Tourner un film, aussi. Composer une chanson, faire de la photo, peindre une toile. Se laisser mourir, en silence, et faire des enfants.
Des erreurs.
Répétées.
Au tournant d’une rue, vous croisez un homme dans un manteau de pluie. Il porte une casquette enfoncée sur la tête et s’appuie sur une canne en claudiquant maladroitement. Vous ne voyez pas ses yeux, et pourtant, vous chercher son regard dans cette pénombre. Il vous intrigue. Vous y repensez toute la journée.
De moins en moins.
Il devient alors un vague souvenir, un personnage de livre que vous n’écrirez jamais.
La même chose se produit le lendemain, sous un soleil radieux d’automne; une femme vient d’accoucher et dans le quartier tous les voisins sont réunis dans le stationnement pour la voir défiler, avec le poupon dans le carrosse, le ventre flasque, des cernes sous les yeux, mais un sourire affiché, permanent, comme un trait de crayon-feutre sur une toile qui ne sera jamais rien de plus qu’une ébauche.
Tous des souvenirs avec lesquels il faut se battre chaque jour pour ne pas qu’ils s’enfouissent quelque part.
Les souvenirs tuent la mémoire.
À petit feu.
Une corde vibre à l’intérieur d’un piano quand on appuie sur une touche, l’air en est rempli quelques secondes puis, peu à peu se dissipe l’écho de cette note. Et des mots, tous plus longs les uns que les autres, ordonnés en des phrases à tournure poétique, couchés sur une feuille lignée, ne deviennent rapidement qu’un bout de papier assombri.
Je m’arrête et me relis.
J’oublie.
Je chiffonne la feuille et la lance dans la corbeille à côté du lit. Les ombres viennent à peine de disparaître, à l’extérieur; ne reste plus que les réverbères, alignés comme des bougies, pour me rappeler que la nuit n’est pas aussi sombre que j’aime le croire. Le ciel est vide, nulle étoile n’osant s’y aventurer de peur d’être la seule à scintiller. Même la lune déserte derrière les nuages gris.
Demain.
Demain, il pleuvra.
Les traces du passé seront noyées et le soleil se postera bien haut.
Routine des lendemains.
La mine de mon crayon vient de se briser à nouveau. Je l’aiguise, l’observe, pointue comme une flèche prête à être décochée, souffle doucement sur le plomb qui, à peine visible, vol dans l’air vicié de cette chambre et tombe sur le plancher. S’infiltre dans le tapis où des milliers de souliers ont laissé leurs empreintes avant moi. Je tire une nouvelle feuille de mon cartable et j’écris.
N’importe quoi, n’importe comment.
Je ne sais pas.
Et je m’ennuie.
Dehors, tout est calme à cette heure. Les gens, les voitures, les cris, qui durant la journée emplissent mes oreilles, se taisent au profit du souffle strident du vent qui se fracasse contre la fenêtre de la chambre huit de cet hôtel, cinquante-deux vingt-cinq chemin de la Côte-des-Neiges. La nuit se meurt et, sous une lampe de chevet qui menace de s’éteindre à tout moment, j’ai envie de pleurer.
De mourir.
À mon tour.
Comme des milliers d’enfants qui, chaque jour, ne connaissent qu’un léger souffle de vie. J’arrête tout, éteint ma cigarette et vais me coucher dans ces draps qui ne sentent rien, mais qui sont là, bien propres pourtant. Je m’écrase sur le matelas aux ressorts qui grincent sous le poids des corps qui s’étendent en silence.
Je m’endors.

..

Je pense à toi.
Depuis une heure, le cadran sonne.
Tu te sens trop lâche pour l’éteindre alors tu laisses la musique envahir la chambre. Tu t’enfouis la tête sous les couvertures parce que je ne suis pas là pour l’éteindre. Au bout d’une heure, tu te décides à te lever.
Tu me cherches du regard, ta main caresse le côté gauche du lit, je n’y suis pas.
Tu mets en marche la cafetière et pose le pied sur le balcon pour prendre le journal. À gauche, à droite, en haut, en bas, tes yeux vont à ma recherche.
Tu refermes la porte et t’assieds à la table de la cuisine. En épluchant l’actualité et tous ces tristes délits, tu sirotes ton café sans sucre, sans amertume, sans goût. Le prends-tu toujours aussi faible depuis que je ne suis plus là pour le préparer ?
Tu sautes ensuite sous la douche, règle la température de l’eau le plus chaud possible, étends les bras pour t’étirer. Tu sais que je préfère une douche bien froide, il n’y a rien de tel pour se réveiller. Tu en profites.
Tu t’emmitoufles dans une grande serviette de plage, ramasse tes cheveux en un chignon et de la main, tu essuies le miroir embué.
Ton reflet, plus triste que jamais, n’est qu’une balafre sur ton iris depuis que je ne suis plus là pour te dire que tu es la plus belle au monde.

..

Vers huit heures, je me réveille. On frappe timidement à la porte. Je ramasse mon pantalon sur le sol, l’enfile sans prendre le temps de le boutonner et j’ouvre. C’est la femme de chambre qui, d’un air agacé, semble me demander de quitter. Je lui fais signe d’entrer, que je n’en ai que pour quelques secondes. Elle regarde sa montre et attend dans l’embrasure pendant que je ramasse quelques feuilles, un stylo, un peu d’argent, pendant que je me brosse les dents, enfile un chandail de laine troué et un chapeau – celui que tu m’avais offert l’an dernier à Noël, enveloppé dans du papier bleu émeraude. Je descends au rez-de-chaussée, m’installe à la table près de la fenêtre, la même table où, chaque matin, les conversations ne sont qu’échos de murmures.
J’attends que le serveur m’apporte mon café, noir, sans même que j’aie à le lui demander. J’en prends une gorgée du bout des lèvres et commence à écrire. Tout comme la veille et l’avant-veille et les jours auparavant, les mots se perdent, sans sens, sur la feuille. Je les rature, griffonne dans la marge, raye les bouts de phrases, jette le papier par terre, réfléchi, le ramasse, relis. Pendant que je mange, je fixe la boule de papier chiffonnée sur le coin de la table. Et je pense à toi. À mon retour. Je pense à l’enfant que nous voulions. Je pense. De mon portefeuille, je tire ta photo, la fixe longuement sans cligner, la dépose sur la table. Des égratignures sur l’émulsion.

7.6.08

Le 9e art

Depuis peu, très peu, environ un mois, je délaisse la littérature au profit du 9e art. La raison en est fort simple. Un cours d'intro pour lequel j'ai obtenu 99.5% à l'université (là, c'est là que je me pète les bretelles!), puis, de découvertes en découvertes, je me suis trouvé plusieurs affinités avec ce "sous-genre".
Parmi les auteurs qui me font craquer dernièrement, voici quelques liens fort intéressants:

Jimmy Beaulieu
Leif Tande
Pascal Colpron
Philippe Girard

Et plus récemment, deux séries de nos voisins du sud:

The goon
Walking dead

Bon, ce long détour pour vous dire, lecteurs (si lecteurs il y a), que je suis nul en dessin. Néanmoins, je me suis amusé à faire quelques planches que je mettrai en ligne sous peu. J'aimerais bien avoir quelques commentaires (si vous aimez, détestez, êtes indifférents, bref, dites-moi ce que vous en pensez sans retenue aucune). Et si vous avez lu des bonnes bd, faites-m'en part.

2.6.08

À première vue.

J’étais là et j’attendais. Impatiemment. Quelques pièces de monnaie et de vieux journaux éparpillés, jonchaient le sol. Ma nouvelle paire de chaussures et mon complet, tous deux achetés à rabais, ainsi qu’une mallette en cuir, me donnaient un air sérieux. Affreusement. Sans parler de mes cheveux, séparés d’une raie aussi définie qu’une frontière entre deux pays en guerre. Je n’avais pas l’habitude d’être si bien habillé, mais lors d’une entrevue, la première impression est toujours très importante. Je jetai un rapide coup d’œil à ma montre, pour m’apercevoir que j’étais déjà en retard. Je devais donc m’armer de patience et attendre le prochain métro. Je sortis un livre, corné à la page cinquante-deux, là où je l’avais laissé la veille et m’étais endormi, finalement, à poings fermés après avoir soigneusement replié le coin de la page. Un livre pas particulièrement intéressant, mais je ne pouvais m’endormir sans avoir lu quelques lignes. Parfois, à court de bouquin, je ramenais une boîte de céréales, des circulaires, une bouteille de shampoing, d’aspirines, une bouteille d’alcool, et en lisais les étiquettes. Depuis mon enfance, c’était comme ça. Comme si le sommeil m’angoissait et que je n’arrivais pas à m’y abandonner complètement. Côté cœur, c’était la même chose. Ma femme m’avait quitté, il y a bien des années. Je ne l’attendais plus. L’avais trop fait. À n’en pas fermer l’œil de la nuit.

Nous étions une trentaine à attendre le métro. Une trentaine, en retard, qui n’osait se regarder droit dans les yeux. Une espèce d’entente entre citoyens de grande ville. Un homme s’approcha à ma droite. D’un pas lourd. Il me frôla l’épaule et se posta à quelques centimètres de moi. Je sentais son souffle. Et sa respiration rauque, un bourdonnement que j’aurais chassé de la main. Je m’éloignai de quelques pas. Un autre clochard, me suis-je dit. Un autre qui veut de l’argent pour se payer une bière ou s’acheter de la drogue. Un autre fuyard du quotidien, qui n’ose l’affront. L’homme me suivit. Il se tourna vers moi. C’était un noir dans un manteau rouge griffé, un homme qui n’avait rien d’un sans-abri. Il me fixa longuement de son sourire fluorescent où une dent en or scintillait comme un feu de Bengale à l’aurore. Je lui rendis la politesse, puis retournai à ma lecture. Que me voulait-il ? Je n’arrivais pas à me concentrer sur mon histoire, relisant chaque ligne trois fois. Il me tapa sur l’épaule en insistant. Je levai les yeux.

« Excusez-moi monsieur, me lança-t-il, je viens tout juste de mourir ».
Puis il hésita. Leva les yeux au ciel comme si la réponse s’y trouvait. Devais-je offrir mes sympathies ? Le serrer dans mes bras et lui dire que ça allait passer ? De l’empathie ? Un mot d’encouragement ou encore éclater de rire ? Je ne dis rien, baissai les yeux sur mon livre.

« Vous savez, monsieur, vous avez de la chance. Le métro de Montréal est vraiment la huitième merveille du monde.

- Effectivement. Surtout quand on n’est pas en retard. Surtout quand personne ne nous attend. »

Il se tourna alors vers la jeune femme à sa droite et lui tint le même discours. Son visage se couvrit de rouge et elle me questionna du regard. Je haussai les épaules. Le métro freina alors dans un cri strident, les portes s’ouvrirent. Je laissai sortir quelques personnes et entrai. Je pris place près de la fenêtre et me replongeai dans ma lecture. Au moment de partir, je regardai l’homme noir qui était toujours sur le quai. Il n’entra pas. Tandis que je m’en éloignais, je repensais à la phrase qu’il m’avait dite plus tôt. Pourquoi n’était-il pas monté alors ? Je ne le saurais jamais. Sûrement que personne ne l’attendait. Je rangeai mon livre et jetai un coup d’oeil aux gens dans le wagon. Un homme lisait un journal, une femme se mouchait, un adolescent écoutait de la musique, un enfant, à côté de moi, récitait fièrement l’alphabet à sa mère. À la lettre « m », il hésita. Je la lui murmurai doucement. Il se reprit et recommença. Jusqu’à la fin.

1.6.08

De l'autre côté.

Assis sur un banc de parc où durant la journée de vieilles femmes viennent s’installer toujours à la même heure pour nourrir les pigeons, je tâtais le fond de ma poche. Les quelques billets qui s’y trouvaient un peu plus tôt n’y étaient plus. Partis, disparus sans trop savoir ce que j’en avais fait.
Encore une fois, je devrais rentrer à pied, seul, en évitant de m’attarder dans les rues à cette heure. La nuit pourrait m’avaler.
Embourbée dans le flot de véhicules, la rue Saint-Denis – comme chaque année d’ailleurs en cette période de canicule – se transforme en un véritable tapis turc. Des milliers de touristes, de banlieusards, d’hommes, de femmes venus observer, pour le simple plaisir d’être sur place, échouent ça et là aux abords des scènes érigées au milieu des passants. L’espace d’une soirée, qui s’étire jusqu’à la fin du mois d’août, le silence anonyme de la ville n’existe plus. Et je m’y perds.
Que ce soit les coups de klaxons, les sirènes de pompiers ou encore les gyrophares qui donnent à la nuit cette teinte rougeâtre, Montréal prend, au tournant de la pénombre, des allures de champ de bataille. Des gens se tiraillent, se bousculent – afin de s’approcher encore plus près de ces musiciens noirs aux doigts boudinés qui enchaînent les notes – simplement pour sentir la musique les envahir. Pour se laisser bercer sur des airs rythmés.

..

Le parc était désert. Seuls quelques pigeons se battaient et picoraient les graines laissées là par les vieilles femmes durant la journée. Ils repartaient au bout de quelques minutes, rassasiés, puis ils revenaient et me fixaient, me suppliaient de leurs yeux perçants.
À cet instant précis, je me souviens. Je me souviens ce que je me suis dit, en les voyant ces deux-là de l’autre côté de la rue. D’où j’étais, je ne pouvais pas discerner leurs visages. Seulement le contour de leurs deux corps, dessinés par un réverbère affaibli sur le ciment taché. Ils s’étreignaient jusqu’à s’effriter.
Derrière eux, un autobus. En lettres bleues sur fond blanc, le nom de la compagnie de transport.
J’imaginais très bien la scène : l’homme devait partir en voyages d’affaires, laissant derrière lui sa femme qui occuperait ses temps libres à attendre son premier coup de fil. Il lui dirait qu’il va bien, qu’il a fait bonne route, qu’il a un peu mal au dos – ainsi que tous ses membres inférieurs – parce qu’il s’est malheureusement assis derrière un homme qui mesurait six pieds et qui avait reculé son siège au maximum, ne lui laissant, par le fait même, aucun espace pour se dégourdir les jambes. Il demanderait ensuite à sa femme de lui raconter sa journée dans les moindres détails.
Pendant ce temps, dans la salle de bains à la peinture défraîchie, une femme se prélasserait sous la douche. Une femme du même âge qu’elle, aux seins refaits, au regard pétillant de celle qui a bu une bouteille de vin à elle seule. Une femme à la silhouette discrète sous son tailleur sobre, mais qui, une fois nue, laisse entrevoir des courbes sveltes et des hanches d’une harmonie accablante.
L’homme n’écouterait pas sa femme lui dire à quel point elle l’aime, à quel point elle s’ennuie déjà. Trop. Qu’elle a déjà hâte qu’il rentre à la maison et qu’il lui fasse l’amour, en silence, avec force brute, mais tendresse.
Non, il ne l’écouterait pas, plus préoccupé par le bruissement de l’eau sur le carrelage, que par ce que celle qu’il a épousée, il y a maintenant trois ans, lui dirait. Il raccrocherait le combiné, enlèverait ses vêtements, fermerait les yeux, prendrait une grande respiration, et se mouillerait à son tour.

..

Je regardais l’homme embrasser sa femme une dernière fois avant qu’il monte dans l’autobus. Pauvre d’eux pensai-je, l’amour est une corde au cou.
C’est ce que je me suis dit, à cet instant précis, en les voyant ces deux-là de l’autre côté de la rue.
Assis sur un banc de parc où durant la journée de vieilles femmes viennent s’installer toujours à la même heure pour nourrir les pigeons, je tâtais le fond de ma poche. Les quelques billets qui s’y trouvaient un peu plus tôt n’y étaient plus. Partis, disparus sans trop savoir ce que j’en avais fait. Je regardai ma montre. Tic, tac. Tic, tac. Je me levai, attachai mon lacet qui s’était défait, et je me suis mis en marche d’un pas rythmé. Un homme entra dans un taxi après qu’une femme en soit débarquée. Dans le coffre, elle prit son sac, qu’elle balança sur son dos. La voiture se perdit dans les lumières de la ville.